
La fusion-absorption d’entreprises soulève des questions complexes en matière de responsabilité juridique. Lorsqu’une société est absorbée par une autre, que devient sa responsabilité pour les faits antérieurs à la fusion ? Cette problématique, au cœur de nombreux litiges, met en jeu des principes fondamentaux du droit des sociétés et de la responsabilité civile. Entre continuité des engagements et protection des tiers, les tribunaux ont dû élaborer une jurisprudence nuancée pour concilier les intérêts en présence. Examinons les contours de ce régime juridique spécifique et ses implications pratiques pour les entreprises concernées.
Le principe de transmission universelle du patrimoine
Le fondement juridique de la responsabilité d’une société absorbée repose sur le principe de transmission universelle du patrimoine. Lors d’une fusion-absorption, l’intégralité des droits et obligations de la société absorbée est transférée à la société absorbante. Ce mécanisme, prévu par l’article L. 236-3 du Code de commerce, vise à assurer la continuité de l’activité économique et la protection des tiers.
Concrètement, cela signifie que la société absorbante devient responsable de plein droit des dettes et engagements de la société absorbée, y compris ceux qui n’étaient pas connus au moment de la fusion. Cette règle s’applique à tous les types d’obligations :
- Dettes financières
- Engagements contractuels
- Responsabilités délictuelles
- Obligations fiscales et sociales
La transmission universelle du patrimoine opère une véritable substitution de la société absorbante à la société absorbée. Ainsi, les créanciers de cette dernière peuvent directement agir contre la société absorbante pour obtenir le paiement de leurs créances.
Toutefois, ce principe connaît certaines limites. Par exemple, les contrats intuitu personae, conclus en considération de la personne du cocontractant, ne sont pas automatiquement transférés. De même, certaines autorisations administratives peuvent nécessiter un renouvellement.
La survie de la personnalité morale pour les besoins de la liquidation
Bien que la société absorbée disparaisse juridiquement lors de la fusion, sa personnalité morale est réputée subsister pour les besoins de sa liquidation. Cette fiction juridique, consacrée par la jurisprudence, permet notamment aux créanciers d’agir contre la société absorbée après la fusion.
La Cour de cassation a ainsi jugé que « la personnalité morale d’une société absorbée subsiste pour les besoins de sa liquidation, notamment en cas de découverte ultérieure d’un passif occulte » (Cass. com., 16 mars 1999, n° 96-19.537).
Cette survie de la personnalité morale a des implications pratiques importantes :
- Possibilité d’assigner la société absorbée en justice
- Maintien des garanties attachées aux créances
- Continuité des procédures en cours
Il convient toutefois de noter que cette fiction juridique a une portée limitée. Elle ne remet pas en cause l’extinction de la société absorbée et ne permet pas sa « résurrection » à d’autres fins que la liquidation.
En pratique, les actions intentées contre la société absorbée seront dirigées contre son ancien représentant légal ou un mandataire ad hoc désigné par le tribunal.
La responsabilité pénale de la société absorbante
La question de la responsabilité pénale de la société absorbante pour les infractions commises par la société absorbée avant la fusion a longtemps fait débat. Traditionnellement, la jurisprudence considérait que le principe de personnalité des peines s’opposait à ce que la société absorbante soit poursuivie pour des faits antérieurs à la fusion.
Cependant, cette position a été remise en cause par un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 5 mars 2015 (CJUE, 5 mars 2015, aff. C-343/13). La Cour a jugé que le droit de l’Union européenne ne s’opposait pas à ce qu’une société absorbante soit condamnée à une amende pour des infractions commises par la société absorbée avant la fusion.
Suite à cette décision, la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence par un arrêt du 25 novembre 2020 (Cass. crim., 25 nov. 2020, n° 18-86.955). Elle a admis que la société absorbante pouvait être condamnée pénalement pour des faits commis par la société absorbée avant la fusion, sous certaines conditions :
- L’infraction doit être punie d’une peine d’amende
- La fusion ne doit pas avoir eu pour objectif de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale
Cette évolution jurisprudentielle renforce considérablement la responsabilité des sociétés absorbantes et impose une vigilance accrue lors des opérations de fusion-acquisition.
Les limites à la mise en cause de la responsabilité
Si le principe de transmission universelle du patrimoine entraîne un transfert global des obligations de la société absorbée, certaines limites existent à la mise en cause de la responsabilité de la société absorbante.
Tout d’abord, la société absorbante peut invoquer les mêmes moyens de défense que la société absorbée aurait pu opposer. Ainsi, elle peut se prévaloir de la prescription des actions en responsabilité ou contester le bien-fondé des réclamations sur le fond.
Par ailleurs, la responsabilité de la société absorbante est limitée à l’actif net transmis lors de la fusion. Cette règle, prévue par l’article L. 236-14 du Code de commerce, vise à protéger la société absorbante contre un passif excessif de la société absorbée. Toutefois, cette limitation ne s’applique pas en cas de fraude.
Enfin, certaines responsabilités spécifiques ne sont pas transmissibles par nature. C’est notamment le cas de la responsabilité pénale pour les infractions intentionnelles, qui reste attachée à la personne morale qui les a commises.
Il convient également de mentionner le cas particulier des garanties de passif. Ces clauses contractuelles, fréquentes dans les opérations de fusion-acquisition, permettent à la société absorbante de se retourner contre les anciens associés de la société absorbée en cas de survenance d’un passif non révélé lors de la fusion.
Les implications pratiques pour les entreprises
La mise en cause potentielle de la responsabilité d’une société absorbée a des implications concrètes importantes pour les entreprises impliquées dans des opérations de fusion-absorption.
Pour la société absorbante, une due diligence approfondie est cruciale avant toute opération. Elle doit porter une attention particulière aux éléments suivants :
- Identification des litiges en cours ou potentiels
- Évaluation des risques fiscaux et sociaux
- Analyse des contrats et engagements de la société absorbée
- Vérification de la conformité réglementaire
La négociation de garanties de passif solides avec les anciens associés de la société absorbée est également recommandée pour se prémunir contre les risques cachés.
Du côté de la société absorbée, une transparence totale sur sa situation financière et juridique est indispensable. Les dirigeants doivent être conscients que leur responsabilité personnelle peut être engagée en cas de dissimulation d’informations importantes.
Enfin, les deux parties doivent porter une attention particulière à la rédaction du traité de fusion. Ce document contractuel peut prévoir des clauses spécifiques sur la prise en charge de certaines responsabilités ou la répartition des risques entre les parties.
En définitive, la gestion des responsabilités héritées d’une société absorbée nécessite une approche globale et anticipée, associant expertise juridique et financière.
Vers une évolution du cadre juridique ?
Le régime actuel de la responsabilité des sociétés absorbées, fruit d’une construction jurisprudentielle complexe, soulève des interrogations quant à son adéquation aux réalités économiques contemporaines.
Certains praticiens plaident pour une clarification législative des règles applicables, notamment en matière de responsabilité pénale. Une intervention du législateur permettrait de sécuriser davantage les opérations de fusion-acquisition et d’harmoniser les pratiques.
Par ailleurs, l’internationalisation croissante des fusions-absorptions pose la question de l’articulation entre les différents droits nationaux. Une harmonisation au niveau européen, voire international, pourrait être envisagée pour faciliter les opérations transfrontalières.
Enfin, l’émergence de nouvelles formes de rapprochement entre entreprises, comme les fusions simplifiées ou les apports partiels d’actifs, invite à repenser le cadre juridique de la transmission des responsabilités.
Dans ce contexte évolutif, les entreprises et leurs conseils doivent rester particulièrement vigilants et adaptables face aux enjeux juridiques des fusions-absorptions. Une veille juridique constante et une anticipation des risques sont indispensables pour sécuriser ces opérations stratégiques.