
Dans le paysage juridique français, un phénomène préoccupant prend de l’ampleur : les déserts judiciaires. Ces zones géographiques, où l’accès à la justice devient un parcours du combattant, posent de sérieux problèmes, notamment lorsqu’il s’agit de remettre une assignation à un destinataire inconnu. Cette situation, qui peut sembler anodine, a des répercussions majeures sur l’efficacité du système judiciaire et le respect des droits fondamentaux des citoyens. Examinons les enjeux, les conséquences et les solutions possibles face à ce défi croissant.
Les déserts judiciaires : un phénomène en expansion
Les déserts judiciaires se caractérisent par l’absence ou la raréfaction des services de justice dans certaines régions, principalement rurales ou périurbaines. Ce phénomène résulte de plusieurs facteurs convergents :
- La fermeture de tribunaux de proximité
- La centralisation des services judiciaires dans les grandes agglomérations
- Le manque de professionnels du droit dans certaines zones
- Les difficultés de déplacement pour les justiciables éloignés
Ces déserts judiciaires ont des conséquences directes sur l’accès à la justice pour de nombreux citoyens. Dans ces zones, la simple remise d’une assignation peut devenir un véritable casse-tête, surtout lorsque le destinataire est inconnu ou introuvable.
La Cour de cassation a souligné à plusieurs reprises l’importance de l’accès à la justice comme droit fondamental. Dans un arrêt du 16 mai 2018 (Civ. 2e, 16 mai 2018, n° 17-16.230), elle a rappelé que « le droit d’accès au juge est un droit fondamental dont la violation constitue un déni de justice ».
L’impact sur les procédures judiciaires
Dans les déserts judiciaires, la difficulté à remettre une assignation à un destinataire inconnu peut avoir des répercussions graves sur le déroulement des procédures :
- Retards dans le traitement des affaires
- Risque de prescription des actions en justice
- Impossibilité pour certains justiciables de faire valoir leurs droits
Ces obstacles peuvent conduire à une forme de déni de justice de fait, contraire aux principes fondamentaux du droit français et européen.
L’assignation non remise : un obstacle majeur à la justice
L’assignation est un acte juridique fondamental qui permet d’informer une personne qu’une action en justice est engagée contre elle. Elle constitue le point de départ de nombreuses procédures judiciaires. Lorsque cette assignation ne peut être remise à son destinataire, c’est tout le processus judiciaire qui se trouve entravé.
Le Code de procédure civile prévoit des modalités précises pour la signification des actes, notamment dans ses articles 653 à 664-1. Ces dispositions visent à garantir que le destinataire soit effectivement informé de la procédure le concernant. Toutefois, dans les déserts judiciaires, ces règles peuvent s’avérer difficiles à appliquer.
Les conséquences d’une assignation non remise
Lorsqu’une assignation ne peut être remise à son destinataire, plusieurs conséquences peuvent en découler :
- Nullité de la procédure engagée
- Impossibilité pour le demandeur de faire valoir ses droits
- Risque de jugement par défaut, potentiellement injuste
La Cour européenne des droits de l’homme a souligné l’importance d’une notification effective des actes de procédure. Dans l’arrêt Dilipak et Karakaya c. Turquie du 4 mars 2014 (requêtes n° 7942/05 et 24838/05), elle a estimé que l’absence de notification effective d’une décision de justice pouvait constituer une violation de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Le destinataire inconnu : un défi supplémentaire
La situation se complique davantage lorsque le destinataire de l’assignation est inconnu. Cette problématique peut survenir dans différents contextes :
- Changement d’adresse non déclaré
- Personnes sans domicile fixe
- Erreurs dans les registres administratifs
Face à un destinataire inconnu, les huissiers de justice doivent redoubler d’efforts pour tenter de localiser la personne concernée. Dans les déserts judiciaires, cette tâche peut s’avérer particulièrement ardue en raison du manque de ressources et de la dispersion géographique.
Les moyens de recherche à disposition
Pour retrouver un destinataire inconnu, plusieurs moyens peuvent être mis en œuvre :
- Consultation des registres d’état civil
- Enquêtes auprès des services municipaux
- Recherches dans les bases de données fiscales (avec autorisation)
- Recours à des détectives privés (dans certains cas)
La Cour de cassation a précisé les obligations des huissiers en matière de recherche du destinataire. Dans un arrêt du 13 septembre 2018 (Civ. 2e, 13 sept. 2018, n° 17-22.531), elle a rappelé que l’huissier doit effectuer « toutes diligences et recherches utiles » pour parvenir à la délivrance de l’acte.
Les solutions envisageables face à cette problématique
Face aux défis posés par les déserts judiciaires et les assignations non remises, plusieurs pistes de solution peuvent être explorées :
1. Renforcement de la justice de proximité
La création de maisons de justice et du droit (MJD) et le développement de points d’accès au droit (PAD) dans les zones rurales peuvent contribuer à réduire les déserts judiciaires. Ces structures offrent des services d’information juridique et peuvent faciliter la remise des actes de procédure.
2. Utilisation des technologies numériques
Le recours aux technologies de l’information et de la communication (TIC) peut offrir des solutions innovantes :
- Signification électronique des actes
- Vidéoconférences pour certaines audiences
- Plateformes en ligne de résolution des litiges
La loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a ouvert la voie à une utilisation accrue du numérique dans les procédures judiciaires.
3. Renforcement des moyens des huissiers de justice
Doter les huissiers de justice de moyens supplémentaires pour effectuer leurs recherches pourrait améliorer l’efficacité de la remise des assignations :
- Accès facilité à certaines bases de données administratives
- Formation aux techniques d’investigation
- Collaboration renforcée avec les services de police et de gendarmerie
4. Adaptation des règles de procédure
Une réflexion sur l’adaptation des règles de procédure pourrait être menée pour tenir compte des réalités des déserts judiciaires :
- Assouplissement des conditions de signification dans certains cas
- Développement de procédures alternatives de notification
- Renforcement des garanties pour les jugements rendus par défaut
Le Conseil national des barreaux a formulé plusieurs propositions en ce sens dans un rapport sur l’accès au droit et à la justice publié en 2017.
Les enjeux éthiques et juridiques des solutions proposées
Si les solutions envisagées pour résoudre la problématique des assignations non remises dans les déserts judiciaires semblent prometteuses, elles soulèvent néanmoins des questions éthiques et juridiques qui méritent une attention particulière.
Protection des données personnelles
L’utilisation accrue des technologies numériques et l’accès élargi à certaines bases de données soulèvent des inquiétudes en matière de protection des données personnelles. Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) impose des obligations strictes en la matière, qu’il convient de respecter scrupuleusement.
La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a émis plusieurs recommandations concernant l’utilisation des données personnelles dans le cadre des procédures judiciaires. Dans sa délibération n° 2019-053 du 25 avril 2019, elle a notamment insisté sur la nécessité de limiter la collecte des données au strict nécessaire et de garantir leur sécurité.
Égalité devant la justice
Les solutions proposées ne doivent pas créer de nouvelles inégalités entre les justiciables. Le recours aux technologies numériques, par exemple, ne doit pas désavantager les personnes n’ayant pas accès à ces outils ou ne maîtrisant pas leur utilisation.
Le Conseil constitutionnel a rappelé à plusieurs reprises l’importance du principe d’égalité devant la justice. Dans sa décision n° 2018-763 QPC du 8 février 2019, il a souligné que ce principe implique que les justiciables se trouvant dans des situations identiques soient jugés selon les mêmes règles.
Droit à un procès équitable
Toute modification des règles de procédure doit garantir le respect du droit à un procès équitable, tel que consacré par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Cela implique notamment :
- Le respect du contradictoire
- L’égalité des armes entre les parties
- L’accès effectif à un tribunal
La Cour européenne des droits de l’homme veille attentivement au respect de ces principes. Dans l’arrêt Zubac c. Croatie du 5 avril 2018 (requête n° 40160/12), elle a rappelé que les règles de procédure ne doivent pas constituer un obstacle excessif à l’accès au juge.
Préservation du rôle des professionnels du droit
Le développement de solutions technologiques ne doit pas se faire au détriment du rôle essentiel joué par les professionnels du droit, en particulier les avocats et les huissiers de justice. Leur expertise et leur déontologie restent indispensables pour garantir une bonne administration de la justice.
Le Conseil national des barreaux a souligné l’importance de préserver le rôle de l’avocat dans un contexte de numérisation de la justice. Dans son rapport sur la justice prédictive publié en 2018, il a insisté sur la nécessité de maintenir l’intervention humaine dans le processus judiciaire.
Vers une justice plus accessible et efficace
La problématique des déserts judiciaires et des assignations non remises à des destinataires inconnus met en lumière les défis auxquels est confronté le système judiciaire français. Face à ces enjeux, une approche globale et innovante s’impose, combinant réformes structurelles, évolutions technologiques et adaptations procédurales.
Les solutions envisagées offrent des perspectives prometteuses pour améliorer l’accès à la justice et l’efficacité des procédures. Toutefois, leur mise en œuvre devra se faire dans le respect scrupuleux des principes fondamentaux du droit et des garanties offertes aux justiciables.
L’objectif ultime est de construire une justice plus proche des citoyens, capable de s’adapter aux réalités du terrain tout en préservant les droits fondamentaux de chacun. C’est à cette condition que le système judiciaire pourra relever le défi des déserts judiciaires et garantir à tous un accès effectif à la justice, conformément aux valeurs de notre État de droit.
La résolution de cette problématique complexe nécessitera l’engagement et la collaboration de tous les acteurs du monde judiciaire : magistrats, avocats, huissiers, mais aussi législateurs et pouvoirs publics. C’est par une approche concertée et innovante que nous pourrons surmonter les obstacles actuels et bâtir une justice du XXIe siècle, à la fois proche, efficace et respectueuse des droits de chacun.